Poèmes au Karcher

Poèmes au Karcher

Karcher sur béton (avril-mai 2020)

Relier le poème aux conditions matérielles de son écriture.
Se relier par le poème à l’actualité.
Relier le vide et le plein, le noir et le blanc.

Pendant le confinement, comme beaucoup je me suis rapprochée de mes voisins. Ceux-ci m’ont prêté leur Karcher. J’avais déjà imaginé écrire des poèmes au Karcher en 2013, pour le festival poésie dans(e) la rue. En effet, Jacques Perrot, son président, m’avait demandé d’investir le quartier de Rouen où se déroulerait le festival, et je recherchais des façons légales et autorisées d’écrire dans la rue. Le « clean tag » m’était apparu comme une solution, mais il nécessitait Karcher, accès à l’eau et à l’électricité, ce qui était compliqué. J’avais finalement opté pour une autre solution. Mais lorsque j’ai commencé à passer le Karcher, le contraste était si frappant que j’ai eu envie de m’en servir comme d’un stylo géant.

« La porte est dans l’eau » fait référence à la fois à l’eau du Karcher, à la porte comme issue alors que nous étions en plein confinement, mais aussi à la lettre O dans « porte » : lettre permettant le passage vers un autre monde, imaginaire que je partage avec Frida Kahlo. Dans son journal, elle note : « Je devais avoir 6 ans lorsque je vécus intensément une amitié imaginaire avec une petite fille. (…). Sur la verrière de ce qui était alors ma chambre, sur un des premiers carreaux, je faisais de la buée. Et d’un doigt, je dessinais une porte. Pas cette porte, je m’échappais en rêve, avec une grande joie et urgence, je traversais toute l’étendue visible qui me séparait d’une laiterie qui s’appelait « Pinzon »… Par le « o » de Pinzón, j’entrais et descendais intempestivement à l’intérieur de la terre, où mon « amie imaginaire » m’attendait toujours. » (Frida : biographie de Frida Kahlo, Hayden Herrera, éditions Harper & Row, 1983).

« Tout ce qui est en eau est en bas » fait encore une fois référence à l’eau utilisée pour écrire, mais aussi à une phrase célèbre de la kabbale, qui a fortement influencé Mallarmé : « Tout ce qui est en haut est comme tout ce qui est en bas ».

« La montée des marches vers la joie », écrit sur les marches de mon entrée, alors que le festival de Cannes était annulé, pour que chacun se sente star de la joie en entrant chez moi !

« Bien voeu nu » : j’avais tellement hâte de pouvoir souhaiter la bienvenue à quelqu’un venant enfin me rendre visite après ce confinement ! Les mots se faisaient ainsi doublement performatifs.

« LIBERTE EGALITE SORORITE » a été écrit avec une technique inverse : j’ai nettoyé autour pour que les lettres apparaissent en négatif. J’ai écrit ces trois mots en gros le long du chemin qui mène chez moi, afin qu’ils soient visibles de la rue. J’avais été particulièrement choquée par le fait que des personnes exprimant leurs voeux pour un monde meilleur sur leur balcon soient inquiétées par la police – n’ayant pas de balcon, j’ai choisi le Karcher. La sororité est une valeur qui m’est chère et que je trouve chaque jour plus nécessaire d’affirmer – les chiffres concernant l’augmentation du nombre de femmes battues pendant le confinement m’ont effrayée.

« BREATHE » a été réalisé le 30 mai, après la mort de George Floyd expirant « I can’t breathe ».

Mallarmé écrivait des poèmes sur les murs, comme en témoigne l’inscription sur les toilettes de sa maison de Valvins, visible au musée. Pour en comprendre elle contexte : la famille Mallarmé louait seulement une partie de la maison, les toilettes, dans le jardin, étaient partagées.

« Toi qui soulages ta tripe
Tu peux dans ce gîte obscur
Chanter ou fumer ta pipe
Sans mettre les doigts au mur »

Stéphane Mallarmé

Relier sur la toile

araignée
https://www.youtube.com/watch?time_continue=70&v=JwsBBIIXT0E&feature=emb_title

Le reverse graffiti ou clean tag a vraiment fait sens pour moi dans le projet d’Alexandre Orion, i.e. Ossario . Voici l’extrait d’un article que lui a consacré Le Monde le 20 juin 2014 : « En 2004, un projet complètement fou germe dans son esprit. Il met deux ans à le réaliser. Marqué par la pollution qu’il trouve dans le tunnel Max Feffer, (Saõ Paulo) il décide de contourner les lois qui sanctionnent le graffiti. “J’étais très impressionné par la quantité de pollution trouvée sur les parois du tunnel. Souvent, le délit réside dans la technique, qui est censé abîmer les murs. J’ai inversé le processus en lavant la saleté pour faire apparaître les crânes”, raconte Orion.

Déboussolées, les autorités envoient la police des dizaines de fois. Impuissante, elle ne peut que constater que le trouble-fête ne fait que laver les parois, ce qui n’est pas interdit. Alors que la moitié du tunnel de 600 m est recouverte, donnant l’impression de pénétrer dans des catacombes aux automobilistes, la mairie envoie finalement ses équipes de nettoyage. “Lorsque je leur ai demandé pourquoi ils ne nettoyaient que la partie du mur travaillée, ils ne savaient pas que répondre. Après, une partie du tunnel était immaculée pendant que l’autre conservait sa crasse. Là, le message dérangeait clairement”, se rappelle-t-il. »

La technique du clean tag a ensuite été récupérée par la com, ce qui m’en a détourné. Ce sont paradoxalement les conditions du confinement qui ont permis de faire germer une graine en dormance depuis des années.

Oeuvres reliées

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